Une fille c’est pas pareil

Une petite fille est née. C’était à la toute fin de l’été. Elle était très attendue dans cette famille de garçons. Les parents ravis d’avoir enfin une fille. Un échange anodin, les félicitations d’usage. Et puis ce dialogue qui s’impose, comme un disque qui démarre dans ma tête. Un dialogue patchwork de toutes ces petites phrases banales que l’on entend à la naissance d’un enfant. Des phrases qui sont dites sans trop y penser et qui, à la longue, créent une réalité.
– Elle est si calme, en mĂŞme temps c’est normal : c’est une fille.
Incompréhension. Comme si une fille ne pouvait pas être turbulente. Avoir de l’énergie à revendre. Comme si un garçon ne pouvait pas être serein. Apaisé au fond de son couffin. Je ne peux m’empêcher de faire mon poil à gratter :
– un garçon ça peut ĂŞtre calme aussi…
– Peut-ĂŞtre, mais une fille, c’est pas pareil. Une fille, on a envie de la dorloter, de la câliner et de la protĂ©ger. Un garçon, on sait qu’il est fort, qu’il se dĂ©brouillera.
Stupéfaction. Moi qui croyais que tous les bébés avaient besoin d’être dorloté, câlinés et protégés. Mais qu’est-ce que j’en sais?
– Un bĂ©bĂ© me parait tout de mĂŞme un peu jeune pour savoir se dĂ©brouiller, non?
– Ce que je veux dire, c’est que naturellement on se fait moins de soucis pour un garçon. Une fille, c’est pas pareil. Il faut ĂŞtre prĂ©sent, ĂŞtre derrière elle, au cas oĂą. Heureusement ses frères seront la pour la protĂ©ger et puis un jour elle rencontrera un mari qui pourra prendre le relais.
Agacement qui vire à la colère. Vous saviez que la colère, c’est l’émotion qui sert à poser les limites? Je me sens insultée, agressée par cette dernière remarque. Le relais? Le relais de quoi? On me dresse le portrait d’une femme incomplète, assistée, que je n’ai pas envie de laisser passer. Alors la lutte commence. Intérieure, pour ma plus grande honte. Est-ce le bon moment? Le bon endroit? Est-ce que ça en vaut la peine? Est-ce que ma réaction va changer quelque chose? Et pendant ce temps là, la discussion s’enlise dans une boue dont nous n’arrivons plus à nous extirper.
– Et puis un jour elle deviendra mère Ă  son tour et le cycle recommencera, c’est sans fin.
Sans fin que les filles auront besoin d’être protégées par des hommes débrouillards et forts. Sans eux, elles ne pourraient pas devenir femme ? Sans eux, elles ne pourraient pas devenir mère. Est-ce que l’on ne confond pas un peu les deux ?
Je lui ai offert un lapin bleu. En espérant que cette petite transgression l’autorise à être simplement et pleinement elle-même.

Changer de regard – John O’Donahue

« Chacun d’entre nous est responsable de sa façon de regarder le monde… et la façon de regarder dĂ©termine aussi ce que nous voyons. « Voir » ne peut pas ĂŞtre rĂ©duit Ă  l’acte banal de « regarder »: cette facultĂ© est directement liĂ©e Ă  l’âme. Quand l’âme est sensible Ă  la beautĂ©, alors nous commençons Ă  voir la vie avec un regard curieux et plein de vitalitĂ©. Une fois que notre ancienne façon de voir a Ă©tĂ© dĂ©construite, des possibilitĂ©s sans borne s’offrent Ă  nous. »
John O’Donahue

Juste ĂŞtre

Ce jour là, j’avais décidé de ne rien faire. Je me suis levée et laissée guidée vers ma table à dessin. Enfin, techniquement, c’était mon bureau, mais ce matin là c’était devenue ma table à dessin. J’étais animée d’une mission soudaine. Une impression fugitive me venant d’un rêve que j’avais dû faire dans la nuit. Un reste embrumé, encore accroché à moi par je ne sais quel bout de mon pyjama. Alors je ne me suis pas habillée. Histoire de pas le laisser s’échapper. Je me suis installée sur le fauteuil et j’ai sorti carnet, crayons et palette de couleurs. La matière première à la mise au réel de ce fragment de rêve. Et ce sont d’abord les couleurs qui se sont imposées. Puis, rapidement, une image est venue se superposer. Une femme, sublime, parée de bijoux somptueux. Cléopatre, période Elisabeth Taylor. Dans un flash, j’ai reconnu une photo aperçue dans Vogue, un modèle auquel me raccrocher. Débute alors une danse étrange entre le modèle et le papier. Mon corps tout entier est engagé. Une danse hypnotique qui me fait oublier le temps et l’espace. A chaque respiration, la déesse se révèle un peu plus sur le papier aquarelle. Comme l’aurait fait une photo argentique, sortie du négatif de la pellicule. Absorbée par la réalisation de ma création, je plonge et perds pied dans les mélanges de couleurs. A la recherche de celle qui saura retranscrire cette sensation éphémère qui se fait de plus en plus lointaine. Je suis toute entière à ma tache et pourtant, je n’ai pas l’impression de produire quelque chose, mais plutôt de me laisser glisser dans un monde parallèle. Un monde dans lequel ma création finale n’est qu’une partie infime de ce que je vis. Car ce qui m’anime c’est d’être, au présent, comme jamais auparavant. Je m’incarne pour ne plus rien faire d’autre que d’être et cela rempli tout l’espace.