Le Grimoire

Aujourd’hui, j’ai reçu un livre que j’avais déjà dans ma bibliothèque. Alors quoi ? Je fais une collection ? Je fais une obsession ? Non, je ne crois pas que l’on en soit encore là. Ce livre est le journal d’une personne qui m’inspire. Un recueil de mots, l’empreinte d’un parcours, qui parle à mon âme d’exploratrice. Un livre que je connais déjà, alors pourquoi ce nouvel exemplaire? Je crois que les mots les plus puissants ont besoin d’un écrin pour déployer leur magie. Ils ont besoin d’une forme spéciale, d’une attention aux détails, qui en nourrit le sens. Une édition particulière, dont le papier, la mise en page, et la densité m’atteignent directement au cœur et font briller mes yeux. Les mêmes mots, portés par une forme consacrée, qui les transforme en incantations. Car ce livre renferme l’essence de ce qui m’inspire : le talent d’une écrivaine, les convictions d’une femme, ses doutes, ses questionnements, sa vulnérabilité. L’avoir à mes côtés, c’est pouvoir toucher la preuve que c’est possible. Possible de ne pas savoir et d’avancer malgré tout. Possible de douter et de pouvoir créer. Possible d’être vulnérable, faillir, et être aimée. Dans mon propre cheminement, je cherche sans relâche la réconciliation des opposés. Le sens derrière les contradictions qui me tétanisent. Et toute preuve tangible, qui atteste de la réussite de cette formule alchimique, revêt à mes yeux un caractère sacré. Un pouvoir ésotérique en mesure d’influencer le courant même de mon existence. Comment appeler un livre capable de tels prodiges ? Je n’en vois qu’un seul : grimoire.

Plus qu’un appel des mots,
C’est un appel des sens.
Regarder ce lettrage,
Admirer cette blancheur.
Passer la pulpe de mes doigts
Sur le grain du papier,
Écouter la voix,
Goûter les émotions.
Me connecter à l’âme
Par delà le temps,
Par delà la mort.
Réunir nos armes,
Pour lutter côte à côte.
Déterrer des trésors,
Prier.
_____FA200420

Evidence

Elle s’appelle Chloé, je le sais, car c’est écrit sur son badge. Elle est caissière à la Biocoop, à côté de chez moi. Je ne la connais pas vraiment, mais cela fait longtemps que l’on se croise, et depuis le début du confinement, son sourire illumine mes sorties autorisées. Elle remarque lorsque je suis fatiguée, se souvient du nom des clients, et de certaines de nos conversations. Je trouve ça assez incroyable, compte-tenu du nombre de clients qu’elle doit voir passer chaque jour. J’en ai conclu qu’elle faisait partie de ces personnes particulièrement Sensible aux autres. Si vous vous rendez dans ce magasin, il vous sera facile de la repérer, car elle s’est teint les cheveux en bleu, et s’habille dans un style particulier, qui me rappelle celui des années trente. Des robes aux imprimés joyeux et à la coupe très féminine, qui font ressortir joliment les tatouages de ses bras et de son cou. Une allure Originale, que l’on n’oublie pas. Elle ne travaille pas dans une Biocoop par hasard, car lorsque je remarque interloquée, que la taille des œufs a diminué, elle a devancé ma question. Une note en rayon m’explique brièvement les conditions de travail de son fournisseur, et m’enjoint à soutenir leurs efforts de développement. Elle se sent Responsable, et partage les coulisses de son commerce afin de pousser le consommateur à l’être à son tour. Elle soutient ses producteurs auprès de ses clients qui, comme moi, ne demandent qu’à comprendre et adapter leur consommation en toute conscience. Car justement, elle est Consciente que ses choix, en tant que responsable de rayon, vont avoir un impact sur l’ensemble de l’écosystème de la chaîne alimentaire. Aux réflexions que lui font certains des clients, elle comprend qu’elle a fait un choix qui l’engage, et en face duquel ils peuvent décider d’aller acheter leurs œufs ailleurs. Mais elle incarne ses valeurs, et n’hésite pas à affirmer son Indépendance lorsqu’elle lui semble légitime. En même temps, quelqu’un qui se fait tatouer une citation de Sartre et de Kurt Cobain sur le même avant-bras, m’apparaît décidée à ne pas s’en laisser compter ! Ces références la révèlent autant Érudite que Rebelle, et ce contraste m’amuse énormément. Lorsque je lui en fais la remarque, elle rit à son tour, et me raconte les larmes aux yeux, le souvenir ému qui l’a poussé à se faire graver dans la chair ses mots, si plein de sens pour elle. Certains de ses choix personnels se sont apparemment nourris de sa nature Émotionnelle. Je ramasse mes courses, je la salue, et m’en vais le cœur content d’avoir partagé quelques instants avec une personne aussi pleine de vie ! Quand tout a coup, la réalité me percute : Sensible, Originale, Responsable, Consciente, Indépendante, Érudite, Rebelle, Émotionnelle… Ma caissière est une SORCIÈRE !!

It’s you

Ton visage est resté incrusté dans ma rétine. Comme une rémanence du soleil de cet été 1993. Cet été-là, nous fêtions tout deux nos dix-huit ans. Après toutes ces années de jeux complices, d’insouciance, c’était la première fois depuis notre enfance que nous nous regardions avec ces yeux-là. Le premier jour des vacances, au milieu des copains, nous avions l’habitude de courir en riant jusqu’à la plage, mais pas cette année-là. Cette année-là, nous étions restés en arrière, traînant les pieds, étonnamment maladroits, le cœur lancé a cent à l’heure sur une route escarpée, pleine de dangers inconnus. Le regard remplis de nouvelles incertitudes, de nouveaux espoirs. En arrivant à la crique, nos doigts s’étaient enlacés et ce simple geste donnait à l’endroit des couleurs d’une intensité inédite. Le soleil tapait plus fort, les roches paraissaient plus saillantes, les odeurs du maquis se faisaient plus sauvages, presque animales. Tes yeux fixés sur moi comme une caresse, la promesse d’une reddition éternelle. Ton sourire éclatant lorsque tu surprenais les miens sur toi. Ce jeu, qui consistait à se frôler, à se faire frissonner à distance, en secret du reste du monde. Et puis ces moments d’une intimité douloureuse et sublime, qui nous laissaient tout deux si vulnérables. À la merci l’un de l’autre, prisonniers volontaires d’une sentence dont nous ne connaissions rien. C’était, il y a plus de vingt ans et tu continues d’occuper mes pensées, malgré moi. Dans la courbe d’une nuque, dans la force d’une main, tu réapparais, tel un fantôme qui n’en finit pas de me hanter. Je retrouve ton parfum, mélange de peau chauffée par le soleil et d’une rosée de sueur qui entourait ton corps comme un halo de lumière. J’ai parfois besoin de cligner des yeux et de secouer la tête, plusieurs fois, pour dissiper ces images, ces sensations d’un autre temps. J’imagine qu’elles ne disparaîtront jamais totalement ? De toute façon, je ne le souhaite pas. Car tu as été, tu es, et tu resteras, mon premier amour.