Entre chien et loup

Ce n’est pas encore la nuit, mais ce n’est plus le jour. Le soleil n’est déjà plus que l’ombre de lui-même. Les réminiscences de sa gloire passée éclairent encore les rues, mais de manière morcelée. Le coin d’un balcon, la grille d’un jardin déserté. Les chats sont de sortie. Heureux de trouver refuge dans la pénombre complice de leurs jeux nocturnes. Au moment de bascule, les lampadaires prennent le relais, tels les gardiens de ce passage vers l’éternité. Ils diffusent leur lumière avec douceur, pour ne pas bousculer les roses qui sombrent dans un sommeil réparateur. Le silence se fait et les rues se vident. Le moindre bruit prend tout à coup une place folle ! Un talon qui accroche sur le rebord d’un trottoir. Le passage tonitruant d’une Harley qui se presse vers son garage avant le départ définitif du jour. Puis le silence. Le silence qui semble tellement plus dense. Il pèse sur les épaules de ceux qui s’aventurent encore dehors. Leur pas est plus rapide, ils savent qu’ils n’ont qu’une autorisation temporaire pour être là. Au même moment, d’autres créatures se réveillent et s’apprêtent pour enfin trouver leur place, dans le giron rassurant de la Nuit. Un tout petit grillon ose troubler la surface du silence et l’atmosphère de toute la ruelle s’en trouve changée. Car d’autres, encouragés par son audace, se joignent bientôt à lui. Un orchestre symphonique s’accorde dans la pénombre, en préparation du grand spectacle et l’arrivée de la Diva. Leur musique recouvre bientôt les alentours et leur cacophonie sert de couverture à toutes sortes de transactions, plus ou moins cachées. Leur chant devient assourdissant jusqu’au moment de jouer véritablement la partition. Les cris désordonnés des grillons trouvent alors leur rythme, les chats endormis le jour ouvrent grand leurs yeux nyctalopes et la Nuit déploie sa longue cape de velours sur l’immensité de la scène qui n’attendait plus qu’elle.

Portrait en filigrane

Elle existe quelque part, entre fantasme et réalité. À ce jour, elle se matérialise sous la forme d’une silhouette envoûtante qui se découperait dans l’embrasure d’une porte entrouverte. Je la devine, mais ne peux la voir encore dans son entièreté et c’est peut-être ce qui entretient pour moi le mystère depuis tant d’années. De loin, pourtant, je pense que certains sauraient la reconnaître. Elle dégage une aura particulière, paradoxale, complexe. Son intériorité lui assure une indépendance qui effraie. S’ils savaient. Elle a tellement besoin d’eux pour exister. La différence, c’est qu’elle tient debout sans personne et ça, c’est souvent perçu comme dérangeant. Elle intrigue aussi. Car elle détient un pouvoir magique, unique et envié. Celui de faire parler les mots. De les faire vibrer. Ils sont ses messagers. Elle les apprivoise et ensemble, ils expriment une vérité. Certains la traitent d’intellectuelle, d’autres d’originale. Elle fait tache dans l’univers bien ordonné dans lequel on nous intime de nous ranger. Son monde à elle est peuplé d’une multitude d’idées éclectiques, illogiques, sensibles. C’est un univers chaotique, mais elle s’y sent chez elle. Entourée de ces mots, de ces textes qui lui parlent, parfois la bousculent ou bien la consolent. Elle seule a la patience d’attendre, de comprendre, d’entendre si les mots sont disponibles et comment ils souhaitent participer à la danse de l’instant présent. Car parfois, ils se rebellent, farouches opposants à une exigence de résultat qui ne les concerne pas. Je dois rendre ce texte. Mais pour les mots, le « devoir » n’existe pas. Elle le sait. Elle entame alors une approche, experte, sans brusquerie ni complaisance. Sa sensibilité en bandoulière, elle laisse s’épancher ses émotions pour attendrir les mots récalcitrants. Devant tant de vulnérabilité, ils n’ont d’autre choix que de se laisser attraper. Et ensemble ils œuvrent. Elle est la muse et la résistance. Elle est le canal et la source. Elle est l’écrivaine tapie tout au fond de moi et qui se révèle, un jour à la fois.